Le protestantisme avait rassemblé ses forces pour la seconde fois et trouvé sa place au cœur de la chrétienté, là où se touchaient trois grands empires. Il redoublait d’efforts pour se propager en tous sens. De l’atmosphère du monde il chassait cette antique superstition née du paganisme et du judaïsme, qui avait jeté comme un voile noir et opaque sur la pensée humaine. Les hommes voyaient poindre une lumière nouvelle, et une vie nouvelle se manifestait dans leurs âmes. Des écoles diffusant la connaissance, des églises pures et des nations libres s’élevaient aux quatre coins de l’Europe; des centaines de milliers de disciples étaient prêts à servir par une vie sainte ou par une mort héroïque cette grande cause qui avait brisé des fers séculaires, faisant d’eux les héritiers d’une liberté nouvelle et les citoyens d’un monde nouveau. De toute évidence, si le protestantisme se développait sans entraves, en peu d’années il remporterait une victoire si complète qu”aucune puissance d’opposition ne saurait susciter un nouvel affrontement. Pour résister à ce pouvoir dont le siège était Genève, et pour arrêter la vague victorieuse qui le portait vers la prépondérance, il n’y avait plus de temps à perdre.
Il était également évident que le protestantisme ne serait jamais renversé par la force des armes. Les troupes de l’Europe papale, envoyées en rangs serrés pour l’anéantir, n’étaient arrivées à rien. Les coups par lesquels on avait espéré écraser le protestantisme n’avaient servi qu’à le fortifier. Il fallait donc forger d’autres armes, rassembler d’autres troupes que celles que l’Empereur Charles et le Roi François pouvaient emmener sur les champs de bataille. C’est alors que l’armée des Jésuites fut constituée. Il faut le reconnaître: pour arrêter la montée du protestantisme et redonner la victoire aux bannières de Rome, ces nouveaux soldats furent plus efficaces que toutes les armées de France et d’Espagne réunies.
Le protestantisme avait renouvelé ses forces; Rome allait à son tour montrer de quoi elle était capable. Alors que les tribus d’Israël s’approchaient de la frontière de la terre promise, on avait fait venir de l’orient un prophète-sorcier pour leur barrer la route par des incantations et des pratiques magiques. Au moment où les armées du protestantisme étaient proches de la victoire finale, les troupes Jésuites s’élevèrent pour leur disputer la possession de la chrétienté, au moyen d’une casuistique encore plus subtile et plus ténébreuse que celle de Balaam. Examinons l’ascension de cette armée, son équipement, sa discipline, sa propagation, et ses succès.
Don Inigo Lopez de Recalde, que l’histoire appelle Ignace de Loyola, fut le fondateur de la Compagnie de Jésus, c’est-à-dire de l’ordre des Jésuites. Il est né presque en même temps que Luther. Fils cadet d’un des plus prestigieux Grands d’Espagne, il vint au monde en 1491 au château de son père à Loyola, dans la province de Guipuzcoa (1). Il passa sa jeunesse parmi les splendeurs et le luxe de la cour de Ferdinand le Catholique. A cette époque l’Espagne luttait pour expulser les Maures, dont la présence sur son territoire était une insulte à son indépendance et un affront à sa foi. Le conflit s’achevait en Espagne, mais se prolongeait en Afrique. L’âme naturellement ardente d’Ignace fut enflammée par la ferveur religieuse qui l’environnait. Lassé des charmes et des frivolités de la cour, il ne prenait aucun plaisir aux badinages littéraires et aux aventures des chevaliers errants. Il aspirait à se forger une réputation militaire. S’engageant dans la guerre qui suscitait alors l’enthousiasme religieux et les exploits chevaleresques de ses compatriotes, il ne tarda pas à se distinguer par d’audacieux faits d’armes. Ignace était décidé à payer le prix fort pour devenir un guerrier d’élite qui transmettrait à la postérité un nom tout auréolé de gloire militaire: il n’avait songé qu’à cette gloire-là. C’est alors qu’un incident vint mettre fin à ses exploits guerriers. Son enthousiasme et ses dispositions chevaleresques allaient trouver leur expression dans une sphère différente.
On était en 1521. Luther avait alors l’audace d’opposer un „Non!” retentissant à l’Empereur et aux princes, appelant la chrétienté aux armes comme avec une trompette éclatante. C’est alors que nous voyons paraître également le jeune Ignace, cet intrépide guerrier espagnol qui allait servir Rome avec une intrépidité plus grande encore. Il est retranché dans la cité de Pampelune qu’assiègent les Français. La garnison est aux abois. Après s’être consultés à mi-voix, les combattants parlent ouvertement de se rendre. Ignace estime déshonorante la seule pensée d’une reddition. Il dénonce comme une lâcheté le projet de ses compagnons: revenant dans la citadelle avec quelques compagnons d’armes aussi courageux que lui, il fait serment de verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour la défendre. Mais bientôt la famine ne lui laisse pas le choix: ou bien il devra mourir de faim derrière les murs, ou bien il devra tenter une sortie en se frayant à coups d’épée un passage au milieu de la troupe des assiégeants. Il sort et engage le combat avec les Français. Au plus fort de ce combat, une balle de mousquet le blesse grièvement aux deux jambes, et le voilà qui gît inanimé sur le champ de bataille. Plus jamais il ne devait faire campagne l’épée à la main. Il allait manifester sa bravoure dans d’autres luttes, mais le fracas des armes et le rugissement des canons ne parviendraient plus à ses oreilles.
Ce courageux guerrier tombé au combat avait forcé le respect de ses adversaires. On le releva alors qu’il allait mourir vidé de son sang. On le porta à l’hôpital de Pampelune, où il reçut des soins jusqu’à ce qu’il fût en état d’être transporté au château paternel dans une litière. Trois fois il dut laisser rouvrir ses blessures dans d’atroces souffrances. Serrant les dents et les poings, il méprisa la douleur. Pendant ces interventions, il ne laissa pas échapper le moindre gémissement. Mais en attendant la guérison, le lent passage des semaines et des mois éprouva son esprit encore plus que la sonde du chirurgien n’avait fait souffrir ses membres tremblants. Incapable de se lever, il s’irritait de son inactivité forcée. On lui apporta des romans de chevalerie et des récits guerriers pour l’aider à passer le temps. Quand il les eut terminés, on lui présenta des ouvrages d’un autre genre. Le chevalier grabataire lut les légendes des saints. Il vit défiler devant lui la tragédie des premiers martyrs chrétiens. Vinrent ensuite les moines et les ermites du désert thébain et du massif du Sinaï. Son imagination s’enflamma en les voyant braver la faim et le froid avec une si parfaite maîtrise d’eux-mêmes. Il s’émerveillait d’apprendre comment ils arrivaient à se dominer et à lutter contre des esprits méchants. Il admirait les visions glorieuses et les récompenses insignes dont ils avaient été gratifiés: n’avaient-ils pas gagné pour toujours le respect des hommes, en même temps que la félicité et la dignité céleste? Il soupirait après un destin qui ferait de lui l’émule de ces héros dont la gloire brillait d’un éclat si pur qu’à côté, la gloire militaire semblait terne et sordide. Il n’avait rien perdu de son immense enthousiasme ni de son ambition, désormais canalisés autrement. Sa vie avait pris un autre sens. Selon l’expression de son biographe Vieyra, celui qui avait été terrassé en tant que „chevalier à l’épée ardente” s’était relevé comme „un saint brandissant une torche flamboyante”.
Ce fut un revirement brusque et violent, lourd de conséquences non seulement pour Ignace et ses contemporains, mais encore pour des millions d’habitants du monde entier et pour les époques futures. Le fougueux soldat de l’Empereur était tombé, mais il se releva avec une fougue accrue pour devenir le soldat du Pape. Cette transformation s’explique en partie par la faiblesse consécutive à l’hémorragie, le déséquilibre dû à son isolement prolongé, ses douleurs aussi aiguës que constantes, et son tempérament extrêmement émotif. Son esprit s’était nourri de miracles et de visions au point que son enthousiasme s’était mué en fanatisme. Son intelligence avait été déséquilibrée, mais Ignace n’avait rien perdu de son habileté, de sa ténacité, de son audace. Affranchies des limites qu’impose une raison paisible, ces qualités se déployaient désormais sans aucun frein. L’ambition temporelle d’Ignace était brisée, mais il pouvait maintenant prendre son envol vers le ciel. La terre n’avait plus rien à lui offrir, mais les champs célestes étaient grands ouverts, et là, des exploits encore plus impressionnants et des récompenses encore plus éclatantes s’offraient à sa vaillance.
Dans sa poitrine battait un nouveau cœur: non plus celui d’un soldat, mais celui d’un moine. Avant de quitter sa chambre de malade, il fit le vœu d’être l’esclave, le champion, le chevalier errant de Marie. Elle était la Dame de son cœur: en bon chevalier, il se rendit au sanctuaire de la Vierge à Montserrat, où il déposa ses armes devant sa statue et veilla toute la nuit. La pensée lui vint qu’il était un soldat de Christ, du grand Monarque qui s’était mis en marche pour conquérir la terre entière. Il résolut de ne pas manger d’autre nourriture, de ne pas porter d’autres vêtements que ceux de son Roi, et de supporter les mêmes épreuves et les mêmes veilles. Abandonnant son panache et son armure, son épée et son bouclier, il revêtit une cape de mendiant. Duller écrit de lui: „Vêtu de haillons sordides, avec une chaîne de fer et une ceinture à pointes directement en contact avec sa chair, sale, les cheveux emmêlés, et les ongles démesurément longs”, il se retira dans la montagne à Manresa (2), où il vécut quelque temps dans une grotte obscure. Là il se livra à toutes les pénitences et à toutes les mortifications pratiquées par les premiers anachorètes dont il voulait imiter la sainteté. Il avait des corps à corps avec l’esprit du mal, s’adressait à des voix que seules ses oreilles percevaient, et faisait des jeûnes prolongés, au point de tomber évanoui sur le sol. Un jour on le trouva gisant à l’entrée de la grotte, à moitié mort.
Devant la grotte de Manresa, on ne peut s’empêcher de penser à la cellule de Luther à Erfurt. Ces austérités, ces veilles, ces mortifications, ces efforts de la pensée, ces tourments, Martin Luther les avait connus quelques années plus tôt. A ce stade-là, la carrière du champion du protestantisme et celle du fondateur des Jésuites se ressemblaient énormément. L’un et l’autre avaient une haute idée de la sainteté; l’un et l’autre avaient presque sacrifié leur vie pour atteindre leur idéal. Mais désormais leurs voies respectives vont diverger complètement. Jusque là ils avaient suivi la même route, en quête de vérité et de sainteté. A présent, Luther se tourne vers la Bible, „cette lumière qui brille dans un lieu obscur”, „Parole prophétique certaine”. Ignace de Loyola, lui, s’abandonne à des visions et à des révélations. A mesure que Luther avance, la lumière qui l’environne devient sans cesse plus vive. Il s’était tourné comme vers le soleil. Mais Ignace dirigeait son regard au-dedans de lui-même, vers ses propres pensées enténébrées, attestant de la véracité des paroles du sage: „Celui qui s’écarte du chemin de la prudence aura sa demeure parmi les morts” (Proverbes 21:16).
L’ayant trouvé inanimé à l’entrée de sa grotte, des amis compatissants transportèrent Ignace à la ville de Manresa. Là, il continua de s’adonner aux mêmes pénitences et aux mêmes mortifications que lorsqu’il était seul. Son corps s’affaiblit considérablement, mais il fut surabondamment récompensé, car ses visions célestes devinrent plus fréquentes. A Manresa, il occupait une cellule au couvent des Dominicains. Ayant l’intention de faire un pèlerinage à Jérusalem, il se prépara à ce saint voyage par une série de pénitences extrêmement sévères. „Il se flagellait trois fois par jour, écrit Ranke, se levait pour prier à minuit, et passait chaque jour sept heures à genoux.” (3).
On se tromperait en affirmant que cette expérience inouïe est simplement imputable à un corps délabré et à un flot de stimulations mentales violentes dans le cadre d’une quête inassouvie d’aventures et d’honneur. Si on regarde de plus près, on voit qu’Ignace fut touché dans sa conscience. Il avait conscience du péché et de ses affres, comme de la rétribution qui attend le pécheur. Lui aussi semble bien avoir connu „les terreurs de la mort et les tourments de l’enfer”. A Montserrat, il avait passé trois jours à confesser tous ses péchés passés (4). Mais après avoir examiné sa vie plus soigneusement, il découvrit qu’il avait oublié un grand nombre de péchés. A Manresa il se confessa à nouveau, de manière plus exhaustive. Si cette confession lui procura la paix, elle fut de courte durée. Le sentiment de son péché l’assaillit une fois de plus, et son angoisse atteignit un paroxysme tel qu’il songea à se suicider. S’approchant de la fenêtre de sa cellule, il allait se jeter dans le vide quand tout à coup il se dit que cet acte offenserait le Tout-Puissant. Il recula en criant: „Seigneur, je ne commettrai aucune offense envers toi (5).”
Un jour il eut l’impression de sortir d’un cauchemar. „Maintenant, se dit-il, je vois bien que tous ces tourments viennent de Satan. Je suis ballotté entre les suggestions du bon Esprit, qui me veut en paix, et les suggestions ténébreuses du Malin qui veut constamment me terroriser. Je vais mettre fin à ce combat, oublier ma vie passée, et cesser de rouvrir ces blessures.” Luther, qui avait traversé des tempêtes tout aussi redoutables, avait lui aussi pris une résolution. Comme après un cauchemar épouvantable, levant les yeux, il avait vu sur la croix Celui qui avait pris ses péchés. Comme un marin naufragé qui s’agrippe à un rocher au milieu des flots déchaînés, Luther trouva la paix en attachant son âme au Rocher des siècles. Mais parlant d’Ignace de Loyola et de son cheminement ultérieur, Ranke ajoute: „Il ne s’agissait pas vraiment de paix restaurée mais d’une décision, d’un engagement pris par la force de sa volonté, plutôt que d’une conviction à laquelle la volonté ne pouvait que se soumettre. Il ne fut pas aidé en cela par les Ecritures; il pensait communiquer directement avec le monde des esprits. De cela, Luther ne se serait jamais contenté. Il refusait de croire aux „inspirations” et aux „visions” et les tenait toutes pour pernicieuses. Il n’acceptait que la pure Parole de Dieu écrite, cette Parole qui ne laisse aucune place au doute” (6).
Dès l’instant où Ignace décida de ne plus penser à ses péchés, il lui sembla que le jour se levait sur son horizon spirituel. Les terreurs et les ténèbres qui l’avaient assailli s’évanouirent tandis qu’il laissait sombrer dans l’oubli sa vie passée. Ses larmes amères se tarirent; ses soupirs navrés cessèrent de retentir dans tout le monastère. Il eut l’impression d’être attiré dans une communion plus intime avec Dieu. On eût dit que le ciel s’était ouvert pour lui donner une vision plus claire des mystères divins. Oui, l’Esprit de Dieu avait révélé ces choses dès l’aurore du monde par Ses canaux choisis et accrédités; Il les avait consignées dans les pages inspirées des Ecritures afin que tous aillent puiser à cette même source infaillible. Mais Ignace ne chercha pas à découvrir ces mystères dans la Bible. S’estimant favorisé au-dessus du commun des hommes, il crut pouvoir les connaître au travers des révélations spéciales qui lui étaient accordées. Hélas, pour lui le temps favorable était venu, puis s’était éloigné. La porte qui aurait pu lui donner accès aux joies et aux réalités célestes s’était refermée. Désormais il lui fallait demeurer dans ses fantasmes et ses rêves.
On lui avait laissé entendre qu’un jour il verrait le Sauveur en personne. Cette révélation promise ne tarda pas à survenir. Au cours de la messe ses yeux s’ouvrirent, et il perçut dans l’hostie le Dieu incarné. Avait-il besoin de quelque autre preuve de la transsubstantiation, puisque tout ce processus venait de lui être révélé? Peu après, la Vierge elle-même apparut à ses yeux physiques avec tout autant de clarté. Elle ne lui rendit pas moins de trente visites. Un jour, il était assis sur les marches de l’Eglise de Manresa, chantant un hymne à Marie. Il tomba dans un état de ravissement, et reçut alors une révélation du mystère ineffable de la Sainte Trinité, sous la forme des „trois clés musicales”. Sanglotant de joie, il entra dans l’église et se mit à publier ce miracle. Un autre jour, pendant une promenade au bord du Llobregat, la rivière qui arrose Manresa, il s’assit. Il fixa les eaux courantes, et à ce moment-là bien des mystères divins devinrent pour lui des évidences. D’après son biographe Maffei, „ces mystères-là sont difficilement accessibles aux autres hommes, même après beaucoup de lectures, de veilles, et d’études.”
Ce récit montre côte à côte la source du protestantisme et celle de l’ultramontanisme. Le premier est issu de la Parole de Dieu, à laquelle Luther jura fidélité. En véritable chevalier, il avait déposé devant elle son épée en recevant l’ordination. Le second est issu d’une imagination ambitieuse et fière, mais trouble, et d’une volonté rétive. Leurs fruits respectifs en témoignent depuis plusieurs siècles. Le premier principe a attiré une noble cohorte, revêtue de la panoplie de la pureté et de la vérité. Dans le sillage du deuxième, on voit s’avancer la ténébreuse armée des Jésuites (7).
Notes:
- Une des trois provinces basques espagnoles.
- Ville de la Catalogne espagnole, au nord-est de Barcelone.
- Ranke, History of the Popes (Histoire des Papes), vol 2; 4e partie, p.138; Londres, 1874.
- Ibid., pp. 138-139.
- Ibid.
- Ranke, p. 140.
- W. Wylie, History of Protestantism (Histoire du Protestantisme) Ouvrage publié pour la première fois en 1878, (Carginagh, Kilkeel, Co. Down, Irlande du Nord: Mourne Missionary Trust, 1985) Vol 2, Livre 15, Chapitre 1, Ignatius Loyola.